QUELS STATUTS POUR L’OLIVIER AU MOYEN ÂGE ?
LE REGARD DES AGRONOMES
L’olivier a suscité et suscite encore un regard très particulier depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Symbole de la paix, cet arbre est emblématique d’une région, d’un climat, d’une façon de vivre, d’une société, bref d’une civilisation : celle de la Méditerranée. Hier en pleine déconfiture, la culture de l’olive est aujourd’hui en plein renouveau, portée par l’engouement pour l’huile d’olive parée de toutes les vertus pour notre santé par le corps médical.

L’olivier est devenu un monument patri- monial dont on met en valeur les sujets les plus âgés, fréquemment déracinés de leurs terres andalouses natales, dans nos jardins citadins. Quel regard la société médiévale méditerranéenne portait-elle sur l’olivier ? Quel statut lui accorde-elle dans sa représentation du paysage et de l’environnement ? Le discours normé des actes de la pratique dont j’ai l’habitude ne fait qu’offrir quelques mentions éparses ça et là dans le paysage, qui laissent à peine entrevoir un type d’économie oléicole, sans que l’on puisse toujours en saisir l’importance et les modalités d’exploitation. Il faut interroger d’autres types de sources écrites pour obtenir un dé- but de réponse à ce questionnement. Je me suis donc tournée vers les traités d’agronomie, seuls susceptibles, parce qu’ils tiennent un discours sur les plantes et les pratiques qui président à leur culture, de dévoiler le regard des praticiens de la fructiculture médiévale sur l’arbre, regard que G. Comet a étudié au travers d’Olivier de Serres.

Appartenant à la famille des Oléacées, comme le troène, la filaire ou le frêne, le genre Olea compte une trentaine d’espèces dont une seule, Olea europaea, est cultivée. Depuis la fin du XVIIIe siècle et l’émergence en disciplines autonomes et structurées des sciences naturelles, les origines de la culture de l’olivier ont fait couler beaucoup d’encre. Les connaissances ont évolué très récemment avec la biologie moléculaire qui permet d’identifier de manière fiable les différentes variétés et fournit ainsi une clef de lecture nouvelle de l’histoire de l’arbre et de sa dispersion dans le bassin méditerranéen. En effet, autour de la mer intérieure, l’olivier constitue aujourd’hui un complexe de formes sauvages, de variétés cultivées et de formes ensauvagées, qui se distinguent chacune par des caractéristiques physionomiques, morphologiques, anatomiques, comme, la plus évidente et la plus connue, l’augmentation de la taille des fruits. La culture favorise l’apparition de certains de ces caractères. Mais elle ne modifie pas la biologie de l’arbre. En effet, la forme sauvage de l’olivier peut très bien se cultiver et la forme cultivée se ré-ensauvager. Au contraire, la domestication modifie la biologie de reproduction de l’arbre. Les oliviers sauvages sont allo- fécondés et se multiplient par voies de graine, alors que la domestication de l’olivier a pour conséquence le maintien de certains caractères sélectionnés par autofécondation artificielle. Générale- ment la reproduction de l’olivier cultivé se fait par voie végétative (bouturage, marcottage, greffage), ce qui finit par conduire à une différenciation certaine du matériel génétique. La domestication favorise également l’adaptation de l’arbre à des conditions autres que celle de l’étage thermo-méditerranéen au sens biogéographique strict du terme.
Les botanistes reconnaissent donc deux variétés : Olea europaea var. sativa qui rassemble tous les cultivars et Olea europaea var. sylvestris Mill., communément appelé l’oléastre, qui regroupe les formes sauvages et ensauvagées. Culture et domestication ne se superposent pas : cette distinction est essentielle pour mon propos. La culture de l’olivier remonte au moins au Néolithique cardial en Espagne, en revanche la domestication de l’arbre n’est effective que depuis l’Âge du Bronze : les recherchent menées sur l’éco- anatomie quantitative des charbons de bois et la morphométrie des noyaux d’olives le prouvent. Ces nouvelles données anthracologiques auxquelles s’ajoutent la relecture des diagrammes palynologiques en fonction de ces résultats ont eu raison d’un mythe : celui de l’introduction de la culture de l’olivier par les Phéniciens et les Grecs ; mais les peuples antiques ne sont pas venus les mains vides, ils ont modernisé une technique d’exploitation ancienne.
Depuis presque un siècle, l’historiographie est fixée autour de ces questions : elle a suscité nombre d’âpres discussions. Aujourd’hui, grâce à de nouveaux outils de recherche, le débat est clos. L’olivier apparaît comme le symbole même de l’acculturation : sociétés méditerranéennes et olivier ont destins liés. L’essence est immédiatement connotée à l’agriculture méditerranéenne : celle- ci ne repose-t-elle pas sur la trilogie agraire du pain, du vin et de l’huile ? L’image est si éculée qu’elle tient lieu de truisme. Mais l’olivier est-il toujours celui qu’on croit ? Cette essence a-t-elle été au Moyen Âge celle que se plaisent tant à décrire nos conceptions et nos constructions contemporaines ? Interrogeons les traités d’agriculture pour le savoir en commençant par remonter aux sources antiques. Les Anciens accordent bien évidemment dans leurs écrits une part importante à la culture de l’olivier. Mais moins qu’on aurait pu le supposer a priori : en regard de la vigne ou des céréales, l’olivier est un parent pauvre de la littérature agronomique. Il est certes beaucoup mieux loti que le pommier ou le cerisier, mais occupe une place non en rapport avec son image actuelle. Ainsi dans le Livre des Arbres considéré aujourd’hui comme le treizième livre du De re rustica de Columelle, le vignoble à lui seul occupe les dix-huit premiers chapitres et l’oliveraie simplement le dix-neuvième. Chez Palladius ou Pline, le déséquilibre entre l’image symbolique de l’olivier et sa place effective dans les écrits d’agronomie est aussi la règle. Pourquoi un tel fossé entre la représentation emblématique d’une culture au sein de l’historiographie et sa présence réelle dans la littérature savante antique ? Ne pourrait-on pas penser que l’olivier n’est pas encore considéré par la société romaine comme un arbre complètement cultivé à part entière et que son statut au premier siècle avant Jésus-Christ n’est peut-être pas celui que nous lui accordons aujourd’hui ? Ou en tout cas qu’il n’est peut-être pas aussi ferme et défini que ce que nous sous- entendons de manière courante aujourd’hui. C’est à présent que l’on greffe l’olivier dans les climats tempérés. On le greffe entre l’écorce et le bois comme les arbres à fruit. On commencera par mettre des branches d’olivier sauvage dans la fosse où l’on se pro- posera de les greffer, et on remplira ces fosses de terre jusqu’à la moitié. Lorsque l’olivier sauvage aura pris, on le greffera au bas, à moins qu’on ne l’ait mis en terre tout greffé, et l’on entretiendra la greffe un peu au-dessous de la superficie du sol ; après quoi, on tassera la terre à mesure qu’il croîtra. Moyennant cela, la commissure de la greffe se trouvant ainsi enterrée, s’il arrive qu’on vienne par la suite à brûler ou couper cet olivier, on ne l’empêchera pas de se reproduire fructueusement, parce qu’il joint à l’heureuse faculté de repousser, qu’il empruntera à l’olivier franc qui sera hors de terre, la fertilité de l’olivier sauvage caché en terre au- quel il sera uni.
Quelques-uns greffent les oliviers dans leurs racines mêmes, et les déterrent ensuite, quand ils ont pris, avec une partie de ces racines, et les transplantent comme des pieds d’arbres (trad. synthèse trad. M. Nisard, M. Cabaret-Dupaty et A. Durand). Ce très long passage éclaire bien évidemment les techniques de la greffe sur l’arbre et les gestes pratiqués pour reproduire l’olivier, ici par la voie végétative du bouturage. Par le biais de la greffe, des échanges existent entre les deux, plus fréquents que l’on aurait pu le penser. Les descriptions agronomiques démontrent que l’olivier, cet arbre symbole de l’agriculture méditerranéenne, n’a pas un seul et unique statut : il est à la fois cultivé normalement au sein de l’ager et en même temps sauvage et/ou ensauvagé, mais participant toujours à la construction de l’agrosystème antique. Elles amènent à poser clairement le problème du conte- nu du terme culture que l’on assimile trop fréquemment à celui de domestication. Ici les deux variétés, la forme cultivée et la forme sauvage sont exploitées et cultivées de concert. Si l’on suit le raisonnement columellien et palladien jusqu’au bout, le cultivar ne peut sur- vivre sans l’oléastre. Cette conception de la culture de l’olivier n’est pas partagée par tous les autres agronomes antiques.
Pourquoi un tel décalage ? Malgré un certain flou artistique sur sa vie, Palladius est un auteur que l’on situe généralement au Ve siècle après J.-C., à la transition du monde antique et médiéval, alors que les autres auteurs sont plus ancrés dans le monde de la romanité classique.
Or l’une des sources majeures de l’Opus agriculturae pour tout ce qui concerne la vigne et les fruitiers est Gargilius Martialis. Cet écrivain du IIIe siècle apr. J.-C. est l’auteur d’un traité réputé d’horticulture et de fructiculture, le De arboribus pomiferis, dont il ne reste aujourd’hui que trois fragments conservés à Naples, qui ne concernent malheureusement pas l’olivier. L’hypothèse la plus logique se- rait que les prescriptions de Palladius en matière de greffe d’olivier, si elles ne sont pas issues de son expérience personnelle, proviennent aussi en partie de ce traité, auquel n’ont pas eu accès, et pour cause, les autres agronomes antiques. Cette vision columellienne et palladienne de l’olivier est originale chez les Anciens. En est-il de même au Moyen Âge ?
Au travers des pratiques et des techniques de culture décrits dans les traités d’agronomie, la perception de l’olivier s’avère ne pas être aussi uniforme et univoque que l’image de l’arbre voudrait nous le faire croire. Se dégage l’idée d’un statut à géométrie variable : l’olivier est à la fois intégré culturalement à l’ager et à la fois dans ses marges, anthropique sans être sauvage, les relations entre les deux étant récurrentes et complexes. Ce statut n’est pas figé et il convient de bien le souligner car la tendance à ce sujet est à l’oubli. Cette vision est celle du discours savant. Correspond-elle à la réalité ? Tous ceux qui ont travaillé sur les traités d’agronomie médiévaux insistent sur l’expérience sur laquelle repose leur élaboration.