Pressoirs taillés dans le roc de Kabylie et d’ailleurs
En 1970, un inventaire archéologique de la Kabylie du Djurdjura montrait de nombreux dispositifs antiques de pressage, et notamment des pressoirs taillés dans le roc dans nombre d’endroits du Maghreb. Au terme d’une enquête très étendue, Jean-Pierre Brun a donné une liste de critères qui permettraient de distinguer les pressoirs à huile.
Les installations de pressage de Kabylie
Parmi les nombreuses installations agricoles antiques signalées en 1970 sur la zone côtière de la Kabylie du Djurdjura, la plupart présentaient des indices de pressage. Ainsi dans les deux plaines côtières à l’Est et à l’Ouest d’Azeffoun (antique Rusazus), de nombreuses de fermes antiques montraient toutes dans un angle au moins une pierre à encoche en queue d’aronde caractéristique d’un pressoir.
Près de Tigzirt, un petit établissement de pressage a été repéré, qui pré- sentait toutes les dispositions classiques : aire de stockage, table de foulage, table de pressage. Mais la particularité essentielle, de Dellys jusqu’à Azeffoun au moins, est de présenter de nombreux pressoirs taillés dans le roc. Connus des légendes locales, ils étaient interprétés comme des coffres- forts magiques des Romains. Celui d’El Ma Ouguelmine, près de Tigzirt, présente un système de rainures et d’encoches creusées sur un grand bloc de grès numidien. On distingue une table de foulage avec son réservoir et une table de pressage, avec un réservoir différent. Deux queues d’aronde creusées dans le bloc permettaient de fixer le treuil : le rocher lui-même remplaçait le contrepoids. Le treuil à ancrage fixe où seule la tension de la corde agit.
C’est le dispositif le plus complet qui soit : tout ce qui peut l’être est taillé dans le roc. Dans les autres cas, le contrepoids était formé d’un classique bloc à queues d’aronde séparé du rocher, qui a souvent disparu comme c’est le cas d’un pressoir à Azeffoun. On trouve en haut à droite une aire de foulage et à gauche une aire de pressage, avec la queue d’aronde caractéristique. Et en bas à droite, un réservoir unique. Un petit es- calier permettait de monter du sol antique jusqu’à la table de pressage. La quasi-totalité de l’installation est taillée dans le roc. L’aspect global ne différait pas des installations de pressage construites.

Dans les autres pressoirs, les dispositions varient considérablement de l’un à l’autre, suivant la forme du rocher, mais aussi selon le travail du tailleur de pierre. La seule caractéristique commune (et mini- male) des « pressoirs taillés dans le roc » est le creusement dans un rocher du point d’ancrage du dispositif qui accueillait la tête de prelum. Les cuves, les tables de pressage et de foulage peuvent être taillées dans le roc ou séparées, sans règle précise. La plupart de ces pressoirs se trouvaient à ciel ouvert. Les pressoirs taillés dans le roc, qui paraissaient en 1970 être une particularité régionale, sont main- tenant attestés dans d’autres régions d’Afrique du Nord tel le dis- positif entaillé dans une falaise, signalé en 1896 à Rorfa Hammam dans le Dahra, à 200 km à l’ouest de Cherchell. La production d’huile est également attestée sans ambiguïté dans la même région, par deux trapeta vus en 1970 et 1982 dans la ville même de Tigzirt et par des meules dispersées dans la campagne.
En Afrique du Nord, des pressoirs à vin existaient donc certainement à côté des pressoirs à huile, et ceci bien avant Rome. Le critère de taille est inopérant au moins pour les pressoirs taillés dans le roc. En témoigne, un grand pressoir taillé dans le roc découvert en mai 2006, sur le site de Castel, dans la région de Tébessa. Il ressemble de très près au premier pressoir d’Azeffoun signalé plus haut : dimensions semblables et mêmes dispositions. Le fouloir a bien servi à meurtrir des olives, soit à pieds nus soit avec des sabots. Le foulage aux pieds, cité au XIXe siècle comme le principal mode d’extraction de l’huile en Kabylie, était donc en usage dans la région de Tébessa à l’époque romaine. Compte tenu de leur capacité ré- duite, les plus petites installations de pressage, étaient sans doute réservées à une production familiale. Les pressoirs taillés dans le roc de la côte kabyle, le plus souvent de petite taille, ont pressé majoritaire- ment des olives.
Dans l’huilerie construite de Tigzirt, le mur du fond s’était simplement renversé et couché sur le sol, ce qui permet de reconstituer l’espace dans lequel était logé ce dispositif disparu, sans doute en bois. La hauteur libre pour le châssis de bois n’était que d’un mètre, ce qui, compte tenu de l’épaisseur des traverses haute et basse, et de la section verticale de l’extrémité du prelum, ne laissait guère de possibilité de réglage ver- tical. Près d’Azeffoun, un pressoir taillé dans le roc, montre au-dessus de l’entaille en queue d’aronde classique les vestiges de l’encastrement d’un dispositif sans doute en bois. Nous sommes amenés à projeter ces caractéristiques dans l’Antiquité en pensant que l’huile numide dont parle Juvénal dans la première moitié du IIe siècle après J.-C. avait été produite selon des méthodes traditionnelles, à partir d’olives très mures, tandis que le « marché » romain préférait l’huile douce produite rapidement à partir d’olives à peine mures.
À l’époque antonine, qui est celle du texte de Juvénal, la grande masse de la production exportée par l’Afrique du Nord devait être encore de l’huile d’origine artisanale. Plus à l’ouest en Algérie, on a signa- lé dans la région d’Ammi Moussa une « roche dans laquelle on a creusé deux bassins quadrangulaires qui communiquent par un canal », identifié d’abord comme un autel à sacrifice, mais sur lequel Gsell s’interrogeait déjà, et dans lequel G. Camps a reconnu finalement un pressoir. Sur sa face supérieure étaient creusées trois augets carrés de 1m de côté et de 40 à 50 cm de profondeur. Ces trois augets communiquent entre eux par des canaux de 10 cm de largeur. Des marches d’escalier permettant de monter sur la plate- forme sont entaillées dans la partie inférieure du pseudo-dolmen. D’autres dispositifs rupestres ont été signalés dans ce secteur, ainsi une « pierre à sacrifices » de Kalout el R’alem. Plus loin, d’autres pierres « à cuvettes » doivent être pour la plupart des pressoirs taillés dans le roc (même s’il faudrait le vérifier), ainsi à Sidi Khaled, au Kef Smaar près de Waldeck-Rousseau, à Mechera Sfa a et à l’oued Azouania près de Prévost-Paradol.
Un peu plus à l’est, on peut sans doute interpréter comme un pressoir rustique, dans la vallée de l’oued Riou, « une roche où se voient deux bassins inclinés qui communiquent » dans lequel La Blanchère voyait une « pierre à sacrifices ». Le logement de la fixation du pressoir a été taillé dans le roc, de même que la petite table de pressage tan- dis qu’une rigole amenait le liquide dans une cuve également taillée dans le roc. En 1954, une prospection de J. Coco dans la région du Dahra, entre Cavai- gnac et Tarzout a révélé l’existence d’une agglomération « romaine » de 6 à 8 hectares, et dans les massifs montagneux des environs de nombreux et curieux vestiges antiques : rochers sculptés, inscription en relief, pressoirs à huile avec bassins creusés dans le roc. L’Algérie orientale n’est pas moins pourvue en pressoirs taillés dans le roc. Les prospections de Mme de Vos menées en territoire algérien non loin de Tabarka en ont montré plusieurs exemplaires. D’autres ont été vus près d’Hippone, à Yerroum, dans la région de Souk Ahras, et à l’ouest du Kef, en territoire algérien.
Le sud-est algérien n’est pas en reste, avec, un peu à l’est d’El Menachir, une table de pressage à rainure circulaire taillée dans le roc, mais aussi à Gueguaouin (Aurès), et à Gastel. La Tunisie fournit également un nombre rapidement croissant de pressoirs taillés dans le roc, avec notamment les prospections pour l’At- las archéologique de la Tunisie. On en a signalé récemment au Djebel Mzita, (à l’est de l’oued Serrath). Un pseudo « autel à sacrifices » signalé à Kalaat Senane est en fait un pressoir taillé dans le roc. Le phénomène n’est pas seulement nord-africain. D’autres pressoirs taillés dans le roc ont été signalés en Palestine, en Italie, en France, au Portugal, en Syrie.

Oléiculture et pressage en Kabylie aux XIXe et XXe siècles
De nombreux documents témoignent des pratiques relatives aux olives et à l’huile dans la Kabylie du Djurdjura aux XIXe et XXe siècle. En 1858, pour le général Daumas, « la principale richesse du pays Kabylie consistait dans les oliviers dont beaucoup sont greffés et qui atteignent quelquefois les dimensions du noyer. Les olives d’excellente qualité entrent pour une grande part dans la nourriture des Kabyles.
Celle-ci s’exporte dans des peaux de bouc, à Alger, à Bougie, à Dellys, à Sétif, sur tous les marchés de l’intérieur ». Le Kabyle « fait de l’huile avec les olives qu’il récolte dans sa propriété et confectionne lui-même les meules de ses pressoirs.
La forme la plus commune des pressoirs est celle-ci : un vaste bassin en bois, d’un seul morceau ; à chaque extrémité, de l’un de ses diamètres, un montant vertical qui S’entrave dans une barre horizontale ; celle- ci, percée au milieu, laisse passer une vis en bois, terminée par une meule d’un diamètre un peu inférieur à celui du bas. La vis exerce une pression sur les olives placées sous la meule et qu’on a d’abord fait bouillir ».
Ce type de pressoir à vis a été abondamment popularisé par des photographies, notamment des cartes postales. Toujours en 1858, le Moniteur algérien donne des détails sur la fabrication de l’huile d’olive « en Kebaïlie», dans une variante sans pressoir qu’il présente abusivement comme une généralité : « Les olives, par- venues au point de maturité convenable, sont abattues à la gaule; on les étend ensuite sur des aires, à la chaleur du soleil, jusqu’à ce qu’elles soient complètement ridées.
Quelques-uns les amoncellent et les conservent ainsi jusqu’à ce qu’elles s’affaissent et se meurtrissent sous leur propre poids.
Cette dernière pratique n’est heureusement suivie que par le plus petit nombre, car elle a pour effet d’échauffer les olives, de les mettre en fermentation et, par suite, de donner à l’huile qu’on en retire une saveur forte qui la rend peu propre à servir à la préparation des aliments. Le système de trituration est à peu près uniforme dans toutes les tribus. Les olives, suffisamment macérées, égouttées et débarrassées de toutes les impuretés, sont versées dans une fosse pour être foulées avec les pieds, jusqu’à ce qu’elles soient ré- duites en une espèce de pâte. Cette pâte, mise dans des couffins qu’on suspend pendant la nuit pour laisser filtrer l’huile, est ensuite replacée dans une nouvelle fosse à proximité d’un ruisseau ou d’une fontaine, pour être foulée une seconde fois. Puis on jette une grande quantité d’eau dans la fosse, et on brouille le tout au moyen d’un bâton, afin de bien opérer le mélange. La nouvelle pâte, recueillie dans des pots en terre, est enfin placée sur le feu jusqu’à ébullition ; on laisse alors refroidir pour enlever la seconde huile qui paraît à la surface. Comme on le comprend, l’huile obtenue par de pareils procédés doit être d’une qualité fort médiocre, aussi ne trouve-t-elle guère son emploi chez les Européens que pour les savonneries. Plus près de nous, plusieurs passages de rapports sur l’oléiculture algérienne en 1948, témoignent de la place encore très large de l’oléiculture traditionnelle kabyle à cette époque : – Au nord du Djurdjura, après un long chômage des olives, la trituration peut s’effectuer de plusieurs manières :
1° Procédé primitif :
Dans les vallées, les femmes écrasent les olives à l’aide de deux pierres faciles à manipuler, ras- semblent la pâte dans divers récipients et ensuite l’additionnent d’eau chaude.
Le liquide huileux sur- nageant est décanté et laissé en dépôt dans des barils en fer blanc.
Au bout d’un certain temps, les boues se déposent, l’huile est recueillie.
Ces produits sont de très mauvaise qualité, odeur forte, grande acidité et ne donnent que des huiles lampantes.
Ce procédé ne permet qu’un rendement de 4 à 8 % d’huile.

2° Trituration améliorée :
On rencontre de plus en plus souvent des meules modernes action- nées soit par l’homme, soit à l’aide d’ânes, de mulets ou de bœufs, quelquefois même mécaniquement. Si le broyage est meilleur que précédemment, la longue conservation des olives (chômage) et le mode d’extraction laissent encore à désirer. Les bacs de décantation sont encore des fûts défoncés ou des trous creusés dans le sol. Les presses [à vis] sont à bras d’homme. La qualité n’est guère meilleure, les taux d’extraction sont supérieurs (6 à 10%). Ce type de moulin était il y a encore peu d’an- nées le plus fréquent en Kabylie » Pour le versant sud du Djurdjura, M. Libois précisait : Autrefois, les olives récoltées étaient placées dans des vases pleins d’eau, où elles étaient soumises à l’ébullition pendant quelques instants. Elles étaient ensuite séchées au soleil, étendues en couches de deux ou trois centimètres sur des nattes ou le toit des habitations. Après quelques jours, elles ont perdu une bonne partie de leur eau de végétation. Le broyage s’effectuait alors d’une façon sommaire, à l’aide de pilons ou de petites meules action- nées à la main. La pâte obtenue, contenant les noyaux entiers, était placée dans des bassins, le plus souvent de simples trous pratiqués dans la terre, et recouverts intérieurement d’un ciment d’argile. De l’eau chaude était ensuite versée sur la pulpe, dont une partie de l’huile remontait en surface, où elle était recueillie. La décantation pouvait ainsi durer une semaine ou plus, pendant laquelle de l’eau chaude et de la pulpe étaient rajoutées de temps à autre. D’autre part, le tout était malaxé plu- sieurs fois par jour et l’huile remontant en surface recueillie. Ce procédé permettait l’extraction de 4 à 5% d’une huile très acide, de qualité inférieure. Les résidus, à demi décomposés à la fin de l’opération, étaient jetés. Actuellement, cette méthode est complètement abandonnée. Mais les fellahs se servent encore souvent du moulin à meule unique et du pressoir à vis en bois d’olivier, qui ont été bien souvent décrits. Pour faciliter l’extraction, encore bien précaire avec ces pressoirs actionnés à la main et d’un rendement mécanique médiocre, les olives sont encore passées à l’ébullition. De plus, il est fait un usage abusif de la pratique du chômage. La récolte est laissée en tas importants pendant plusieurs semaines avant de passer à la meule. Le taux d’extraction est ainsi augmenté, mais les huiles obtenues sont très fortes. Avant la guerre, ce fait ne présentait qu’un inconvénient limité, les consommateurs musulmans, particulièrement les Kabyles, préférant les huiles acides à goût prononcé. Leur production se bornait souvent à la satisfaction des besoins locaux ou à ceux des échanges effectués avec les régions voisines et l’excédent de leur récolte était envoyé dans les moulins industriels. La commercialisation des huiles obtenues par les moulins de type indigène était donc peu importante. Aujourd’hui, un certain nombre de producteurs musulmans ont acheté du matériel aux usiniers européens et arrivent à obtenir des rendements satisfaisants et des huiles de meilleure qualité ». Les rendements, qui variaient suivant les années, se si- tuaient en moyenne autour de 12 à 14%.